Stein MEHREN
Le premier mot qui vient en ce qui concerne l’œuvre de Stein Mehren, est précisément celui de modernisme. Un auteur du XXe siècle s’occupe de l’état de la langue à ce moment, aussi pour la recréer. Ainsi les thèmes naturels, le paysage de la Norvège, s’ils ne sont pas si rares dans ses poèmes, se limitent parfois à une simple mention topographique, comme Bjørndalen dans Den usynlige regnbuen VII (L’arc-en-ciel invisible IV). Qu’un poète norvégien ne fasse pas de son pays le cœur de son propos suffit à le rendre différent, tant des œuvres comme celles de Knut Ødegård, l’homme de Molde (« la ville des roses »), de Vesaas, celui du Telemark, ou encore de Tor Jonsson, celui de Lom, sont ancrées (forankret) dur comme fer dans la matière naturelle norvégienne, locale ou provinciale. Ici, la Norvège n’est pas le centre, mais la langue, celle que l’auteur exalte, prise (priser) au plus haut, dont il entend rendre les voix. De plus, le poète est un urbain, là aussi une autre exception dans une lyrique plus volontiers consacrée à la beauté des fjords, des monts et puis des neiges. Rare chez Tor Jonsson ou Vesaas, la ville est ici chez elle. Une question de génération aussi. Né comme le Bergenois Georg Johannesen ou l’Oslonais Jan Erik Vold, l’auteur de La Norvège est plus petite qu’on ne le pense, dans la décennie 1930, en 1935 précisément, Mehren est le témoin direct non seulement de la soudaine prospérité économique et pétrolière – Olje ! (Pétrole !) s’exclame la première page des quotidiens -, mais aussi des influences étrangères, et notamment anglo-saxonnes, sur le vers norvégien, ce qui ne déstructure pas son propos, mais lui donne une part de sa souplesse, de ses marquantes variations. Mehren est essentiellement poète. Loin d’errer dans d’autres genres, et même s’il a commis des écrits satiriques (comme Paal Brekke et Marie Takvam), des essais, des pièces, des compositions musicales, il se focalise en profondeur sur le seul poème. Il est également peintre, illustre ses recueils, expose depuis 1993. Les années 1950 voient ce natif d’Oslo étudier la philosophie et la biologie dans la capitale et en Allemagne. Les sujets d’étude sont parlants : la vie au plus près (la biologie) et au plus lointain, au plus abstrait (la philosophie), la poésie pouvant alors se concevoir comme un trajet incessant de l’un à l’autre, une navette. Si les poèmes de jeunesse évoquent un « dieu », une « autre réalité », ils laissent la place au vrai « det egentlige »). En 1960, ce monde poétique s’ouvre par A travers le silence une nuit (Gjennom stillheten en natt) et sur de prenantes images de solitude. C’est en 1963 que Mehren publie son recueil Mot en verden av lys (Vers un monde de lumière), le premier d’une longue série de livres, plus d’une cinquantaine à ce jour. En 1965, un important recueil Gobelin Europa, place les choses sur le terrain politique où, écrit-il la mer se couvre de sang. En 1966, Mehren écrit un essai qui vaut pour l’ensemble des modernistes norvégiens : « Au vrai, les poèmes modernes ne « traitent » pas d’un sujet mais sont une série, un assemblage de reflets, d’associations, d’images. Le poème ne veut pas refléter mais être lui-même une image »). Dans ses écrits des décennies 1970 et 1980, Mehren s’en prend à tous les genres d’idéologie collective, tout comme il critique dans les années récentes un postmodernisme délirant. Mehren occupe une place centrale dans le monde littéraire norvégien. Sa poésie, aussi marquée par le chaos, le conflit, est naturellement transitive, altérée, tournée vers les autres. Là où tant de faux poètes confondent leur nombril crasseux avec le cœur battant du monde, le nombrilisme lui est étranger. A lire : Soudain le ciel, anthologie bilingue, traduit du norvégien par Eva Sauvegrain et Pierre Grouix, éditions Rafael de Surtis, 2009).
Pierre GROUIX
(Revue Les Hommes sans Epaules).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : POÈTES NORVÉGIENS CONTEMPORAINS n° 35 |